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30 décembre 2010 4 30 /12 /décembre /2010 08:24
Vicent Goulet, Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations.

C’est grâce à un compte-rendu élogieux de ce livre dans le Monde des livres par Gilles Bastin, un collègue de l’IEP de Grenoble, sociologue de son état, que j’ai eu vent de l’ouvrage de Vincent Goulet, Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations (Paris: INA Editions, 2010).  Les louanges étaient amplement méritées. Ce livre, issu d’une thèse de sociologie sous la direction de Patrick Champagne, constitue un délice pour le lecteur intéressé par l’état présent de la société française. Il constitue de plus par sa clarté d’exposition une source de matériaux tout à fait exploitables pour un cours de licence ou de master.  L’orientation théorique se  situe clairement dans la filiation des travaux de Pierre Bourdieu, comme l’indique le directeur de thèse que l’auteur avait choisi, mais V. Goulet se refuse à toute révérence déplacée  vis-à-vis du grand-homme-trop-tôt-disparu et n’hésite aucunement à compléter, contredire, ou renvoyer à leur statut d’œuvre datée et située,  les propos de ce dernier, tout en tirant le meilleur. (Je conseille du coup la lecture de l’ouvrage à ceux qui croiraient  d’aventure que la filiation de l’école de P. Bourdieu n’aurait plus rien à dire sur le réel, et n’évoluerait plus du tout).

 

L’idée de départ de l’enquête est d’étudier les médias tels qu’ils sont reçus par les classes populaires, avec un protocole de recherche simple et direct : aller interroger sur leur réception des médias des individus représentatifs des classes populaires urbaines de la France contemporaine dans un contexte donné et aller observer de même in situ leurs utilisations discursives de ces mêmes médias.  Vincent Goulet s’est donc installé avec sa famille apparemment (ou, tout au moins, avec ses enfants cités dans le livre) trois ans dans un quartier d’HLM de la périphérie de Bordeaux, et il est allé à la rencontre des habitants de ce quartier tel un ethnologue pour un tribu inconnue. Cela pourrait être misérabiliste et/ou condescendant, c’est plutôt une restitution vivante des rapports, fort diversifiés, aux médias de ceux qui occupent indéniablement le bas de la hiérarchie sociale et socioprofessionnelle contemporaine dans la région bordelaise. A travers ses observations participantes, et ses entretiens, qui ne sont pas loin d’être des récits de vie (et, souvent, des récits de  vie de couple…), il débouche, non pas tant sur le rapport aux médias et à l’information, que sur une reconstitution de la vision du monde des classes populaires urbaines contemporaines. L’auteur opère ici une inversion de perspective par rapport à la notion même de réception; en effet, c’est moins une réception de messages émis  par des professionnels de l’information ou du divertissement par des profanes  qu’il décrit, qu’une utilisation (ou non) de cette information ou de ce divertissement, rendu disponible par les médias, pour produire (ou pas) du sens pour soi-même et du discours en situation pour les autres. V. Goulet cite à plusieurs reprises la célèbre phrase du philosophe Hegel sur la lecture du journal le matin, et considère que la substance de l’appréhension du monde par les classes populaires qu’il interroge et observe n’est pas fondamentalement différente de ce que ce dernier décrivait pour lui-même. On ne s’informe pas en premier lieu pour agir, pour conduire ensuite une action rationnelle (de nature politique ou autre), mais pour se situer dans le monde et pour discuter avec autrui. Le caractère phénoménologique de la méthode suivie m’a de fait paru tout à fait intéressante, éclairante, y compris sur ma propre pratique (remarque identique dans la préface de P. Champagne).

Au delà de cette situation dans le monde, de cet être au monde, et de cette relation à un (ou plusieurs) autrui, que permettent les médias pour les individus qui les fréquentent, il montre (surtout dans la deuxième partie de l’ouvrage, Les fonctions sociales et identitaires des informations, p. 139-237) que les choix en terme de médias et  en matière d’informations  qui attirent  l’intérêt de cette population correspondent au delà des différences individuelles à quelques constantes : recherche des moyens symboliques de vivre un parcours de vie plutôt négatif au stade présent, puisque, dans ce quartier, ne sont restés que ceux qui ne peuvent aller habiter ailleurs, parcours éventuellement marqué par le déracinement, le déclassement ou l’immigration – l’auteur montre ainsi que suivre les informations de son pays d’origine permet de faire son deuil de ce dernier, et de mieux accepter sa vie en France (p. 151-165) ; moyens de se jouer de la domination sociale qu’on subit au quotidien, d’apprivoiser la mort et le hasard qui menacent, à travers les faits divers par exemple ; inquiétude pour les enfants et leurs destins que traduit l’intérêt, très  inégal selon les sexes par ailleurs, pour les malheurs et les  crimes qui les touchent (accidents, infanticides, enlèvements, pédophilie).

Au total, l’image de cette population d’un quartier H.L.M. de la banlieue de Bordeaux, que restitue l’auteur,  est largement celle d’un néo-prolétariat, en un double sens : d’une part, il peut être qualifié de « néo- », car l’usine, la lutte des classes, le collectif de travail, la solidarité  ont complétement disparu de l’horizon des discours et des pratiques, soit par absence de travail, soit par insertion dans des travaux d’exécution du secteur tertiaire ou secondaire dans de petites structures productives d’où toute perspective d’action collective est absente, de même qu’a disparu toute sociabilité de quartier autour d’associations,  de paroisses, ou de sections de partis : l’isolement des  membres des classes populaires ici enquêtés, le repli sur la sphère familiale, éventuellement adjointe d’amis vécus (s’ils existent) sur le même registre exclusif de la petite famille, confirment les données dont on dispose par ailleurs sur la faiblesse des liens amicaux et sociaux des personnes les moins éduqués, riches, etc., mais les capacités ethnographiques de V. Goulet  redonnent à  cette nouvelle « foule solitaire »  toute son épaisseur vécue – renforcée sans doute comme il le dit par l’absence sur la longue période d’un milieu ouvrier  industriel à Bordeaux, contrairement à d’autres villes de France  ; d’autre part, il y a comme un retour au vieux sens du mot « prolétaire », ceux qui n’ont que leurs enfants pour vivre, ici on se trouve  plutôt dans la situation où la plus grande part des individus interrogés n’ont plus que leurs enfants (s’ils en ont) pour espérer quelque chose dans le monde (p. 223-237). Tous les espoirs semblent en effet  se reporter sur les enfants dans un quotidien qui ne leur offre plus aucune perspective de rédemption collective. Je dois dire qu’à ce prisme, on comprend bien mieux la sensibilité contemporaine dans les médias de masse pour tous les crimes et délits qui touchent les enfants : ceux-ci ne font que répondre, pour des raisons d’audience, à  une forte demande populaire de ce genre de récits, qui inquiètent et rassurent à la fois les parents.

Ce repli sur la famille, ou plutôt sur les enfants (puisque cela ne veut pas dire que les structures familiales restent ici traditionnelles, vu le nombre de divorces et séparations qui sont évoqués dans l’ouvrage), s’accompagne d’une vision de l’ordre et de la justice, qu’on pourrait dire « justicialiste » et que l’auteur qualifie au choix de recours systématique au  « bon sens », ou d’usage des  « catégories morales naturelles ». L’approche de terrain retrouve ce qu’ont montré les enquêtes par sondages, au moins depuis Adorno (« personnalité autoritaire ») : les classes populaires n’hésitent guère à recourir à une version dure de la justice, qui n’est pas sans rappeler la loi du Talion ou la vision catholique traditionnelle du Jugement dernier: le coupable doit payer, pour ne pas dire expier ; en même temps, elles expriment une méfiance vis-à-vis des professionnels chargés de cette même Justice qu’elles aimeraient juste, forte et cohérente, mais, en même temps, à l’occasion, ces classes populaires possèdent une capacité à justifier leurs propres manquements aux règles instituées. Plus généralement, elles articulent finement dureté et mollesse des règles à suivre en société – ce que l’auteur nomme leur « ambivalence ».

La fin de l’ouvrage est consacré à une réflexion sur les émetteurs de messages en direction des classes populaires, à partir de l’exemple du dispositif radiophonique des « Grandes gueules » sur RMC (p. 263-282). L’auteur, qui dispose lui-même d’une expérience professionnelle dans les médias avant d’être devenu sociologue,   montre que, de la part de cette radio privée, il existe, non pas une volonté délibérée de manipuler l’opinion publique dans le sens de la promotion d’une vision libérale et capitaliste de la société, mais de s’ajuster (à bas coût) aux attentes de l’auditoire populaire qu’on cherche à capter. Cette thèse dans la thèse revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans l’ouvrage (par exemple lorsqu’il analyse par exemple la réaction de la presse écrite belge face à l’affaire Dutroux, p. 253-261). Elle en forme d’ailleurs la conclusion « politique » . L’auteur y appelle à l’avènement de médias (de gauche) vraiment conçus en fonction des attentes populaires (p. 330-331). Qui correspondent, m’a-t-il semblé, vu les prérequis du succès éventuel énoncées par  V. Goulet au vu de son enquête (« rompre avec tout préjugé intellectualiste », « prendre plus au sérieux les faits divers, le sport, les potins pour ce qu’ils recèlent d’une forme de conscience politique pour les articuler de façon plus souple avec les discours programmatique et le jeu politique » , « inscrire au cœur du dispositif d’énonciation l’ambivalence du populaire dans son rapport à la société ») à un Bild ou à un Sun de gauche… Formule journalistique dont il faut bien dire que la presse quotidienne  française a un peu perdu le secret.

Enfin, l’ouvrage tire aussi les conséquences de ce qu’il observe sur la structure du jeu politique  (p. 313-326). Il montre qu’en raison de l’atomisation de la classe populaire – tout au moins dans un tel lieu – , la plupart des individus doivent passer par les médias de masse pour se situer dans l’espace politique, plus aucune organisation de masse ne peut les guider. Selon lui, cela donne lieu à un jeu subtil de la part des hommes politiques qui n’est plus une imposition claire d’un discours aux citoyens – qui, sans doute, passait aussi par la force de l’encadrement organisationnel des masses : « Alors qu’à l’époque où Bourdieu écrivait ces lignes [qui décrivaient la remise de soi en matière politique via l'acceptation des discours venus d'en haut, 1979], la domination empruntait les habits de la légitimité culturelle et de l’imposition du ‘sens’ par le haut, elle utilise désormais les apparences du discours commun, se conforme aux attentes les plus spontanées de ‘ceux d’en bas’ pour s’imposer ‘naturellement’ comme discours légitime, celui qui était au fond attendu par le plus grand nombre. ‘L’indétermination essentielle entre expérience et expression’ [que soulignait P. Bourdieu] n’est plus résolue par la violence symbolique du langage savant et assuré du dominant, mais, beaucoup plus subtilement par l’ajustement du langage du pouvoir aux attentes implicites du dominé que le dominant contribue à mettre en forme à travers tout un travail d’influence du champ médiatique ». (p. 316-317). On sera pas étonné que, pour exemplifier cette nouvelle situation, Vincent Goulet décrive un moment de la geste sarkozyste (« affaire du Petit Enis », p. 317-320). Cette thèse dans sa généralité me parait trop extrême, mais elle correspond bien aux secteurs de l’action publique où les attentes « justicialistes » de ce qu’il faudrait bien se résoudre à appeler des « masses » (au sens que donne à ce terme Hannah Arendt)  sont simples à reformuler dans des actes politiques. (Pour prendre un exemple récent, la création en urgence d’internats de relégation pour les collégiens perturbateurs… qui rappellent étrangement les maisons de correction d’antan… et qui apparemment ne fonctionnent pas très bien…)

Au total, le livre est vraiment passionnant, et possède le mérite de renvoyer un lecteur intellectuel à ses propres limites empathiques. Le seul regret qu’on pourrait formuler est que V. Goulet n’ait pas réussi à parler avec les plus démunis des habitants du quartier : en effet, comme il le reconnait lui-même, l’enquête n’a été possible qu’avec ceux qui ont accepté de lui parler, les moins démunis en fait. Se dessine ainsi en creux un territoire social inconnu qui ne laisse pas d’interroger. Comment vivent-ils leur monde ceux qui ne veulent même pas répondre à un enquêteur aussi empathique?

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