Le Grand Soir : Maxime Vivas, depuis quand écrivez-vous ?
Maxime Vivas : j’ai écrit en 1995 un premier livre qui est paru en 1997.
Un roman ?
Oui, pendant 10 ans je me suis cantonné à la fiction.
Dans quel genre ?
Des romans de littérature générale d’abord, puis des sortes de polars un peu atypiques, fondés sur l’humour, ou sur des événements politiques, ou sur l’histoire récente, un roman d’humour, un conte pour enfant. Pas mal de nouvelles, aussi.
Quel accueil ont reçu ces œuvres d’imagination ?
Mon premier livre, un roman « social », m’a valu un prix littéraire et un article élogieux dans le Monde. Un autre a été couronné par un prix sous l’égide de Régine Deforge. Claude Mesplède, considéré comme le spécialiste mondial du polar a eu la gentillesse de m’inclure dans son dictionnaire mondial des polardeux et de m’attribuer la paternité du premier polar altermondialiste.
Et les médias ?
C’est plus compliqué. Toutes les critiques sur tous mes livres (à un ou deux articles près) ont été favorables. Mais je vis à Toulouse, loin des médias nationaux, et j’écris « à la marge », sur des sujets qui fâchent. Je n’étais donc pas très omniprésent dans les médias nationaux. Encore que j’aie bénéficié d’une demi page dans Télérama, d’une heure d’émission sur France Inter, pour ne citer que ceux-là, mais il y en a d’autres comme RMC, RTL, M6, etc.
Les médias régionaux (presse écrite, radios et télévisions) ont comblé ces relatives lacunes, même si je n’écris pas sur ma région mais sur des sujets qui intéressent les citoyens du monde. Malgré ce positionnement doublement excentrique au sens premier du mot (hors de Paris et hors des thèmes porteur) j’ai toujours pu franchir le seuil des ventes en dessous duquel les éditeurs vous boudent, les salons ne vous invitent pas, les critiques ne vous lisent pas.
Vous-même, quel jugement portez-vous sur vos écrits ? Sur ceux des autres ?
Un jugement cyclothymique. Pour écrire, disait je ne sais plus qui, il faut un peu d’orgueil. Les écrivains qui jouent les modestes, qui déprécient en public leur travail cachent leur satisfaction narcissique quand ils écrivent et quand ils parviennent jusqu’au mot « Fin ». Douter pendant l’acte d’écriture c’est se paralyser. Le manuscrit terminé, les relectures sont des moments d’humilité, tant on y trouve des choses à redire. Puis, le livre est donné à des éditeurs, qui le refusent (et le doute surgit, terrible) ou qui l’acceptent (et l’angoisse s’installe dans l’attente de la réaction des critiques et des lecteurs). Plus de paix, plus de certitude. Pour finir, si les ventes sont mauvaises, on se remet en cause, si elles sont bonnes, on pense que c’est le thème qui était porteur.
Quel jugement portez-vous sur les écrits des autres ?
Ils sont trop nombreux pour que je cite tous ceux que j’aime et respecte. Masochiste, je lis aussi, ou feuillette d’autres auteurs à la mode du jour (j’ai les noms !). Dans les périodes dépressives, c’est excellent pour que la confiance en soi revienne. Quand je suis en manque de maîtres, hors des inaccessibles classiques, je relis des auteurs que je vénère depuis ma jeunesse, Jean-Patrick Manchette pour le polar, et Roger Vailland pour le roman de littérature générale.
Vous avez obtenu le prix Roger Vailland, je crois.
Oui, pour mon premier roman. J’ai appris par la suite que Jean-Patrick Manchette vénérait également cet auteur, jusqu’à glisser son nom dans deux de ses polars. Bon, si on parlait plutôt de la censure ?
D’accord. Quel type de rapport avez-vous avec la presse ?
La bonne question est « aviez-vous », c’est-à-dire : tant que j’écrivais des romans. Là, les journalistes qui vous chroniquent ou qui vous interviewent ont envie de vous mettre en valeur. J’ai eu avec des critiques littéraires réputés (dont l’un a obtenu le prix du « meilleur critique européen ») des rapports vrais et chaleureux. Souvent, les critiques sont eux-mêmes romanciers, cela peut créer une confraternité spontanée. Enfin, il y aurait beaucoup à dire : on sait qu’il existe une confrérie d’auteurs-critiques parisiens qui s’encensent à tour de rôle dans les médias où ils sévissent. Mais ce que je veux suggérer, c’est que d’autres critiques de romans existent aussi dont l’œil peut être plus littéraire que politique. C’est différent du monde des critiques de livres politiques où maraudent les chacals et les hyènes en service commandé. Pour ceux-là, que vous ayez réussi votre livre ou pas, qu’ils l’aient aimé ou détesté compte pour du beurre. Ils ouvrent votre ouvrage comme une carte d’Etat-major pour étudier les endroits où larguer leurs bombinettes. Ils vous invitent à venir, désarmé, à une rencontre et ils vous défouraillent dessus. Ils arrivent chez vous, souriants, parfumés et se sauvent en ricanant après avoir jeté des boules puantes. Ils n’ont ni foi ni loi.
Mais alors, les choses ayant bien démarré pour vous dans la fiction, qu’est-ce qui vous a pris d’écrire un livre-enquête sur RSF ?
C’est Danielle Bleitrach et Viktor Dedaj qui m’ont détourné du roman (ce n’est pas un reproche, ils m’ont permis d’explorer d’autres horizons). Un beau jour de mai 2005, ils rentraient d’Espagne où ils été partis promouvoir leur livre « Cuba est une île » (1), co-écrit avec Jacques-François Bonaldi, (aux éditions le Temps des Cerises) et ils m’ont proposé une rencontre à la gare de Narbonne. Nous avons déjeuné ensemble. Au dessert, le principe et les modalités d’écriture à trois de « Les Etats-Unis de mal empire » (éditions Aden) (2) étaient dans la boîte. Le livre est paru quelques mois plus tard. A l’époque, je regardais de près Reporters sans frontières et je rendais compte assez fréquemment sur Internet du résultat de mes étonnantes trouvailles. Au bout d’un moment, je me suis aperçu que je disposais d’une quantité importante d’écrits épars sur le sujet. Par ailleurs, des journalistes d’investigation de plusieurs pays, dont les USA, ayant lu ce que je publiais sur la Toile, m’ont envoyé d’autres informations qui n’étaient pas disponibles en France. Je commençais à me demander si je n’allais pas récidiver dans mon infidélité au genre romanesque et publier un livre-enquête, mais je n’étais pas vraiment décidé. J’en mesurais vaguement le danger en terme de brouillage d’image auprès de mon premier lectorat et des critiques qui m’étaient acquis.
Danger que vous avez vérifié par la suite ?
Mon agent littéraire, appuyant sur la parano propre aux auteurs, m’assure aujourd’hui que j’ai ruiné ma carrière littéraire dans le roman et que mon salut est désormais dans la publication sous pseudonyme.
Admettons. Vous pressentiez un risque. Pourquoi l’avoir pris ?
A cause de la réaction de RSF à un interview que j’ai accordé le 5 avril 2006 au quotidien Métro à propos de « Les Etats-Unis de mal empire ». J’y faisais une très courte allusion au financement de cette ONG par des officines écrans de la CIA. Aussitôt, RSF a obtenu un droit de réponse dans lequel elle me menaçait de poursuites judiciaires. J’ai alors pris conseil auprès d’un ami toulousain, spécialiste réputé en Droit. C’est par lui que j’ai notamment appris que, RSF étant une organisation reconnue d’utilité publique vivant en partie des subsides de l’Etat, elle était tenue à la transparence sur son fonctionnement et devait afficher ses sources de financement. Par suite, j’ai décidé d’écrire « La face cachée de Reporters sans frontières » en mettant dans mon jeu un atout maître : pour chaque information qui pouvait ouvrir un contentieux, je me suis tourné vers RSF pour en vérifier la véracité. Ainsi, quand je publie dans mon livre le montant des subventions versées par le Center for a Free Cuba, année par année et au dollar près, je ne fais que reproduire une information que m’a personnellement confirmée RSF (après l’avoir cachée au public). Même chose pour les demandes d’argent faites par RSF auprès d’autres organisations US, ou pour le montant des cotisations payée par les adhérents (2% du budget total !), ou pour les critères qui vont permettre le classement des pays eu égard à la liberté de la presse, etc.
Vos rapports avec la presse se sont gâtés à cause de ce livre ?
Oui, et à un point que je ne pouvais imaginer, bien que je ne sois pas naïf. Dans un premier temps, il y a eu l’omerta. Des journalistes qui m’avaient promis de chroniquer mon livre ne pouvaient plus. D’autres se sont portés aux abonnés absents. Bref, pour la première fois (c’était mon huitième livre), je n’arrivais pas à avoir de critiques dans la presse nationale.
Pas une seule ?
Si, une. En mai 2007, je me trouvais au Venezuela pour y glaner des informations irréfutables concernant le comportement de la presse et des correspondants locaux de RSF pendant le coup d’Etat d’avril 2002 qui avait destitué le président Hugo Chávez. Lors d’un colloque sur « Le droit citoyen d’informer et d’être informé » qui se tenait à Caracas, j’ai rencontré Ignacio Ramonet qui m’a promis que le Monde Diplomatique chroniquerait mon livre. Promesse tenue en février 2008 sous la plume de Maurice Lemoine. Et puis, dans le cadre du festival CulturAmérica, je prononçais, le premier avril, une conférence sur RSF à l’Université de Pau. Daniel Mermet l’a annoncée en fin de son émission « Là-bas si j’y suis ».
Comment cela s’est-il passé avec les autres médias ?
Il y a eu de nombreux cas de figure. Passons sur le journaliste qui se gratte la tête chaque fois qu’il me voit, qui me complimente sur les premiers chapitres et qui, tandis que les mois passent, m’assure en regardant ses chaussures, qu’il va lire la suite et écrire quelque chose. Il y a le journaliste qui est impatient de recevoir le livre, qui m’a promis une chronique, et qui finit par m’avouer que cette idée a été jugée très mauvaise en conférence de rédaction. Il y a ces journalistes que je connais bien, que je côtoie dans des salons parce qu’ils sont aussi écrivains, que je tutoie et qui ne répondent plus à mes mails relatifs à mon livre. Il y a ce journaliste d’un grand hebdomadaire qui me contacte pour me reprocher une erreur dans le livre mais qui ne donne pas suite à mon invitation de la signaler à ses lecteurs. Il y a ces journalistes qui demandent d’urgence à mon éditeur ou qui me demandent directement un « service de presse » (exemplaire gratuit) pour chroniquer le livre et qui écriront sur RSF sans citer le livre.
Votre éditeur est Belge, je crois. Pourquoi ce choix ?
Il s’agit des éditions Aden. Si vous lisez mon livre et y regardez l’organigramme de RSF, si vous imaginez l’immense réseau dont disposait Robert Ménard dans les médias, vous vous apercevez que, compte tenu de la concentration des moyens d’informations (presse et édition) entre quelques mains, le risque existait que mon manuscrit ait pour premier lecteur Robert Ménard et ses avocats, avant même d’être imprimé. Un journaliste m’avait averti : « Vous ne soupçonnez pas l’épaisseur de son carnet d’adresses ». J’ai contacté deux éditeurs qui me paraissaient indépendants et dotés de la puissance de diffusion nécessaire pour promouvoir le livre. L’un a pensé qu’il fallait le publier en feuilleton dans un journal, ce qui n’était pas mon idée et je ne vois d’ailleurs toujours pas le journal qui ferait ça. L’autre l’a refusé au motif que nous allions avoir un procès. Je me suis alors tourné vers l’éditeur de « Les Etats-Unis de mal empire ». Il l’a accepté sans l’ombre d’une hésitation. Il est vrai aussi que le fait que le livre soit édité en Belgique rendait plus compliquée une intervention de la justice française à son encontre.
Le risque de procès est-il réel ?
Non parce que le procédé ruine tout le discours de RSF sur la liberté absolue d’écrire. Oui, parce que l’association RSF est une épicerie compassionnelle qui en appelle à la charité publique et que le rapprochement des sigles RSF/CIA peut tarir cette manne et inciter des entreprises, des ministères, à cesser de la subventionner. Non, parce qu’un procès risquait de faire mieux connaître le livre. Robert Ménard l’a écrit dans la presse, faisant ainsi l’éloge d’une omerta qu’il est censé combattre urbi et orbi. Oui encore parce qu’un procès, même perdu par RSF, est un moyen de me nuire et de lancer un avertissement à tous ses détracteurs.
Vous pouvez nous parler des financements publics et privés français de RSF ?
Tous les détails sont dans mon livre. Sur cette question, on peut néanmoins s’abstenir de l’acheter en consultant le site de RSF. Il y a deux ministères français et l’Office français de la francophonie. Une part de nos impôts, quoi. Puis des groupes privés, comme Sanofi, Carrefour…
Carrefour qui est très implanté en Chine.
Oui, ils y ont ouvert plus de cent magasins et ils projettent d’en créer d’autres. Il se trouve que les rayons librairie des magasins Carrefour en France diffusent, sans prendre de commission, les albums de Reporters sans frontières. C’est leur manière de les subventionner. Mais ils refusent de diffuser mon livre.
Ils refusent vraiment ?
Oui, oui. Au mois de mai, alors que des manifestations venaient d’avoir lieu en Chine devant les magasins Carrefour avec appels au boycott, j’ai contacté leur service central de référencement des livres, celui qui décide de ce qui sera en rayon dans toute la France. J’ai fait savoir à mon interlocuteur que le fait d’abandonner leur ristourne à RSF, de promouvoir les ouvrages de cette ONG et de ne pas accepter un essai qui la présente sous un autre angle, était de nature à compliquer leur situation. Inversement, le fait de donner à lire, et les ouvrages de RSF, et le mien, entrait dans la logique d’une attitude française libérale.
Et leur réponse a été ?
Que leurs problèmes en Chine étaient aplanis car Carrefour avait distribué gratuitement des tentes à l’occasion de la catastrophe du Sichuan. Sic !
Fin de non recevoir, donc. Mais revenons à cette histoire de procès. RSF en est restée à la menace, misant sur l’effet dissuasif de cette épée de Damoclès.
L’effet n’est pas nul. J’ai dû en effet alléger mon texte d’informations que je tiens pour vraies mais sur lesquelles le réseau de preuves pourrait paraître insuffisant à un tribunal. Je dois peser mes mots dans les débats ou interviews. Il est moins risqué, d’écrire sur n’importe quelle organisation politique, n’importe quel leader, que sur RSF et Ménard. Aucun écrivain n’aime sentir derrière son fauteuil une trique et la muselière.
Est-il raisonnable de penser que votre éditeur belge n’a pas eu les moyens de toucher suffisamment la presse française ?
Ce n’est certes pas un mastodonte comme ceux qui nous inondent avec d’autres livres politiques parfaitement creux et écrits par des « nègres ». Mais il dispose d’un diffuseur français (« Les Belles lettres »). « La face cachée de Reporters sans frontières » a circulé, parfois en plusieurs exemplaires, dans toutes les salles de rédaction. Il figure dans des bibliothèques d’écoles de journalisme. Il a été sélectionné pour un prix très médiatique.
Quel prix ?
Le prix 2008 « Lire la politique », décerné au Palais Bourbon par le président de l’Assemblée nationale.
Avec quel jury ?
Un jury composé de 17 directeurs de la rédaction, ou rédacteurs en chef, ou responsables des services politiques des grands médias de presse écrite nationale ou régionale ou de la presse audiovisuelle. Ces 17 sommités de grands médias ont eu à lire mon livre. Croyez-vous qu’elles en ont dit ou laissé dire un seul mot ? Sauf erreur, « La face cachée de Reporters sans frontières » fut le seul, parmi les 34 ouvrages sélectionnés, à se heurter à un silence sépulcral, hormis les recensions que je viens de signaler.
Pouvez-vous nous citer quelques-uns de vos concurrents pour le prix ?
Ségolène Royal, Bernard Guetta Simone Weil, Jean-François Kahn, Michèle Cotta, Jimmy Carter, Yasmina Reza, Vincent Peillon, etc. Tous ceux-là étaient surmédiatisés.
Qui étaient les 17 membres du jury et quels médias représentaient-ils ?
Le président était le philosophe et écrivain Régis Debray.
Le jury était formé d’Arlette Chabot, directrice générale adjointe de France 2, Jean-Michel Helvig, rédacteur en chef de la République des Pyrénées, François Bazin, rédacteur en chef, du Nouvel Observateur, Alexis Brezet, directeur de la rédaction du Figaro Magazine, Elisabeth Chavelet, rédactrice en chef adjointe de Paris-Match, Michèle Cotta, vice-présidente d’IDF1 (Ile de France 1), Gérard Courtois, éditorialiste au Monde, Nicolas Demorand de France Inter, Chantal Didier, journaliste à l’Est Républicain, Sylvain Gouz, conseiller du directeur de la rédaction de France 3, Bernard Guetta, journaliste à France Inter, Laurent Joffrin, PDG de Libération,Valérie Lecasble, directrice générale I-Télé, Dominique de Montvalon, directeur adjoint de la rédaction du Parisien, Luce Perrot, présidente-fondatrice du prix et inspecteur général honoraire de l’administration des affaires culturelles, Hélène Pilichowski, du Dauphiné Libéré, Pascal Riché, rédacteur en chef de Rue89.com.
Du beau monde ! Mais, on y trouve deux candidats au prix !!!
Oui, Michèle Cotta et Bernard Guetta. La première a finalement démissionné du jury pour concourir. Le second, je ne sais pas. Il a réussi à se faire inviter à « Là-bas si j’y suis ».
Et vous n’avez pas eu le prix ?
(Rires). Non. Dommage, j’aurais rejoint la joyeuse bande des prestigieux lauréats des années précédentes : Alexandre Adler, Laurent Joffrin, Jean-François Revel, François Furet, Laurent Fabius, Alain Duhamel, Fadela Amara, etc.
Grande fut votre déception ?
Au contraire, en mesurant mes chances (nulles), j’ai décidé de rejouer cette fable de la Fontaine où le renard, voyant que les raisins sont inaccessibles, y renonce en disant « Ils sont trop verts et bons pour les goujats ». J’ai envoyé un courrier au président du jury, Régis Debray, pour l’alerter sur ma crainte de subir le sort de mon quasi-voisin, Marcellin Albert, porte-parole des viticulteurs du Midi au début du siècle passé. Monté à Paris pour porter la voix de ses camarades, il accepta de Clemenceau un billet de 100 francs pour payer son billet de train et, pour cela, faillit être pendu par ses frères à son retour.
En conséquence, j’informais le président du jury que je refuserai le prix et que, s’il m’était attribué de force, je voulais que son montant de 5 500 euros, soit versé directement à Sami Al Haj, journaliste soudanais encagé et torturé depuis 2002 à Guantanamo pour avoir refusé d’espionner son employeur pour le compte de l’US Army, et oublié pendant deux par RSF dans sa liste des journalistes en prison.
Comment Régis Debray a-t-il réagi à cette espièglerie ?
Par un petit mot sympathique. Il a communiqué mon courrier au jury. Il m’a annoncé avec ménagement que mon livre n’avait pas survécu à la seconde réunion de sélection.
Résumons : privé de médias, le livre est mort-né ?
C’est le sort habituel des livres ignorés par la presse et par conséquent transformés en un tas de papier broché au milieu de milliers d’autres livres. Ils stagnent incognito sur l’étal du libraire pendant quelques semaines et ils sont renvoyés à l’éditeur qui va les solder ou les mettre au pilon et qui hésitera à reprendre un manuscrit du même auteur.
Là, les choses se sont passées différemment grâce à des réseaux d’internautes, de cyberjournalistes. Des dizaines de sites ont parlé de ce livre, en France et à l’étranger. En France, je dois citer Le Grand Soir, Bellaciao, Bakchich, Oulala, Altermonde-Le-Village, Rouge Midi. Pardon si je ne peux les citer tous. Le sénateur Jean-Luc Mélenchon en a fait la promotion dans les médias et sur son blog. Il s’est passé avec ce livre ce qui s’est passé (toute proportion gardée) avec la campagne du référendum sur la Constitution européenne, à savoir un complet déphasage entre les médias « installés » (les vieux médias) et le public. Un réseau spontané de militants s’est créé pour empêcher l’étouffement d’une voix dissemblable.
Comment ce réseau est-il intervenu, concrètement ?
De mille manières et souvent sans que j’en sois préalablement informé. Le bouche à oreilles, d’abord. Il a fait que le premier tirage a été épuisé et qu’une seconde édition est actuellement en vente. Puis, de nombreux articles sont parus dans de nombreuses langues sur Internet, couvrant à peu près tous les continents. Il y a eu aussi les interventions d’Internautes en commentaires sur des sites chaque fois qu’on y parlait de Robert Ménard ou de RSF. Les médias qui n’ont pas voulu souffler un mot de ce livre ont vu la brèche s’ouvrir sur leurs sites. Ce fut le cas sur des sites de médias qui ont participé au prix « Lire la politique ». De nombreux Internautes les ont mis au défi (non relevé) de me donner la parole.
On peut donc constater que les journaux qui ont lu votre livre et n’ont pas voulu en parler, ont malgré tout laissé passer des choses sur leurs sites.
C’est un peu ça. Ils se donnent là un vernis de libéralisme, d’objectivité. Mais à faible dose et pour un lectorat exigeant mais restreint. En effet, les clients de ces médias ne vont pas, en masse, visiter leurs sites pour y réentendre la même musique. Néanmoins (chassez le naturel…) des Internautes y ont vu la censure frapper leurs commentaires évoquant mon livre. Des cas m’ont été signalés sur les sites de Libération et de 20 minutes. Le site de RSF ayant eu la malencontreuse idée d’ouvrir un blog « Pour ou contre le boycott de la cérémonie d’ouverture des J.O. », des farceurs sont allés y conseiller mon livre comme élément de réflexion. Du coup, le blog a été bloqué quelques jours, puis fermé. Entre-temps, RSF avait été confrontée à un dilemme cornélien : laisser passer ces informations ou censurer des Internautes. Dur, car Robert Ménard venait de recevoir de Taiwan un chèque de 100 000 dollars pour créer un site destiné à encourager le libre usage d’Internet… en Chine.
Comment s’en sont-ils sortis ?
Par la recette du pâté d’alouette. Un cheval d’approbation du boycott des JO., une alouette de désapprobation d’où surnageait parfois le titre « La face cachée de Reporters sans frontières ». J’ai reçu en copie des mails censurés par RSF. Une amie facétieuse m’a averti qu’elle envoyait un mail où elle affectait de me critiquer férocement. Il est passé sans retard ! (rires).
En résumé, votre livre a été beaucoup censuré dans les « grands » médias et un peu sur leurs sites, qui sont leurs vitrines « libérales », jeunes, ouvertes.
Oui. Cela a duré de novembre 2007, date de la parution du livre, au 10 avril 2008.
Pourquoi cette date précise du 10 avril ?
Parce qu’il s’est produit à Paris, le 9 avril, des incidents dont nous n’avons pas bien mesuré les conséquences.
La perturbation du passage de la flamme olympique par RSF ?
Par RSF et des manifestants pro-tibétains chauffés à blanc par les vieux médias inondés de communiqués de RSF. C’est la méthode de RSF pour intoxiquer. Elle balance bon an mal an 1000 communiqués déjà rédigés. Il reste à faire un copié-collé. Les médias orthodoxes avalent sans vérifier.
La classe politique, soucieuse de l’opinion publique, en a rajouté dans le discours anti-chinois, condescendant, comminatoire. Les Chinois ont subi un affront. Selon l’expression chinoise qui recouvre un ressenti à ne pas sous-estimer, ils ont « perdu la face ». Les images de leur jeune athlète handicapée défendant sur son fauteuil roulant la flamme que veulent lui arracher des forcenés au nom du respect dû aux faibles, ont été passées en boucle à la télévision chinoise. Par la suite, quand Nicolas Sarkozy a tardivement décidé de se rendre à la cérémonie d’ouverture, l’opinion générale, crûment exprimée en Chine, était : « Il vient s’il veut, mais il n’est pas le bienvenu ». L’accueil promis à George W. Bush était plus débonnaire !
La France s’était piégée elle-même ?
Oui, par l’activisme surmédiatisé de RSF. Il a fallu dépêcher à Beijing le président du sénat, Jean-François Poncelet et un ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, pour tenter de recoller les morceaux. Mais le pire risquait de venir. RSF annonçait qu’elle allait faire le même cinéma à Hong-Kong. Or, il s’agit-là, pour les Chinois, d’une partie de leur territoire. On allait droit vers un incident grave.